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Claire Obscurité
10 février 2011

Socrate (I)

Le refus de l'agonistique

« …tous s’accordent sur l’étrangeté et l’originalité de ce sage ; le fils du tailleur de pierres et de la sage-femme Phéna­rète, qui, vêtu d’un manteau grossier, parcourait les rues pieds p.90 nus, qui s’abstenait de vin et de toute chère délicate, d’un tem­pérament extraordinairement robuste, l’homme à l’extérieur vulgaire, au nez camus et à la figure de silène [1], ne ressemblait guère aux sophistes richement habillés qui attiraient les Athéniens ni aux sages d’autrefois, qui étaient en général des hommes importants dans leur cité : type nouveau, et qui va devenir le modèle constant dans l’avenir d’une sagesse toute per­sonnelle qui ne doit rien aux circonstances : non pas homme politique, mais seulement excellent citoyen toujours prêt à obéir aux lois, qu’il s’agisse de tenir son poste au combat de Potidée, ou de lutter, dans la magistrature où le sort l’a appelé, contre les fantaisies illégales du tyran Critias, ou enfin de refuser, par respect pour les lois de son pays, l’évasion que Criton lui propose pour échapper à la mort après sa condamnation [2].

Ni sophiste, ni politique, il n’a en effet, dans les conversations de hasard qu’il tient dans les boutiques du marché [3] et dans les stades comme dans les maisons de riches, nulle doctrine, nulle législation à proposer. C’est qu’il a, avant tout, la volonté nette de faire échapper son enseignement à la forme agonistique ; il n’a pas de thèses à faire juger, il prétend seulement faire en sorte que chacun devienne son propre juge. Dans les dialogues de Platon, Socrate est presque toujours le trouble fête qui ne veut pas se plier aux règles du jeu et qui le fait cesser. « Choisis­sez, conseille Callias à Socrate et Protagoras qui refusent de discuter plus longtemps, choisissez un arbitre, un épistate, un prytane » ; Socrate répond plaisamment « qu’il serait malséant de choisir un arbitre, puisque ce serait faire injure à Protagoras ». (338b). Mais la vérité est que son but est d’examiner des thèses, de les passer à l’épreuve et non de les faire triompher. Le scénario de la troisième partie du Gorgias est à cet égard caractéristique : p.91 le discours de Calliclès contre la philosophie est une sorte de morceau de concours ; Platon l’a assez fait voir en rappelant à plusieurs reprises l’Antiope d’Euripide, pièce dans laquelle deux frères soutenaient alternativement, dans une de ces joutes dont le tragique est coutumier, la supériorité de la vie pratique et celle de la vie consacrée aux muses ; comme le second des frères, Socrate aurait dû, en réponse à Calliclès, prononcer une apologie de la philosophie ; rien de pareil ; il n’énonce lui-même aucune opinion, mais force Calliclès, par ses questions, à s’exa­miner lui-même. En définitive, la philosophie (et peut-être est-ce ce qui la rendait suspecte, ou tout au moins étrange aux yeux d’un Athénien du Ve siècle), c’est ce qui ne peut prendre la forme agonistique et ce qui, par conséquent, se soustrait au jugement de la foule. »

 



[1] DIOGÈNE LAËRCE, II, 18 ; le comique Ameipsias dans Diogène, II, 28 ; ARISTO­PHANE, Nuées, 410-417 ; PLATON, Banquet, 215a sq., Criton.

[2] PLATON, Apologie 28 1 ; 32c ; DIOGÈNE LAËRCE, II, 24 ; PLATON.

[3] Un dialogue socratique de Phédon porte le nom du cordonnier Simon (Diogène II, 105).

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Claire Obscurité
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