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Claire Obscurité
7 juillet 2011

Le chant de la perle

Le chant de la perle, c'est là le titre, on le sait, d'un poème gnostique appartenant aux manuscrits de Nag Hammadi qui raconte l'ascension de l'âme tombée sur terre comme une étincelle échappée du foyer primordial ; parcelle d'un feu, d'une lumière dont elle conserve l'éclat. Si je songe à cette référence, si je l'adopte pour formule regroupant tout ce que me suggère l'incomparable Bréviaire de l’éternité de Jean-Clet, c'est surtout pour sa belle frappe, et non pour la doctrine que le poème illustre et qui repose, on ne l'ignore pas non plus, sur les idées de chute et d'élévation, sur la dépréciation du corps de chair, sur un dualisme tout à l'opposé du monisme de Spinoza comme des vibrations sensuelles de la peinture de Vermeer.
Cette formule, consciemment je la détourne de son sens et de sa destination, mais parce qu'elle me semble connoter au mieux cette place centrale qu'occupe, dans l'œuvre du peintre, La jeune fille à la perle, qui renvoie, dans la méditation du philosophe, à l'auto-affirmation de la vérité comme de l'éternité.
Aussi suis-je particulièrement sensible à ces lignes qui, entre toutes, me semblent dessiner le lieu et le contour d'une rencontre, d'une conjonction où la pensée philosophique, avec son abstraction conceptuelle vient se loger dans la figure sensible. Elle l'épouse, elle la fait sienne et la commente tout en trouvant en elle son illustration. Chemin d'une incarnation, va-et-vient entre les deux versants du corps et de l'âme, expression d'une immanence de l'apparence à l'être, plus que d'une émanation. Mais avec laquelle, par un paradoxe habituel lorsqu'il s'agit des variations de l'hérésie, le dualisme sur lequel repose la thèse émanatiste de l'âme, dans la transcendance de sa source, n'est pas inconciliable.
L'émanation du gnosticisme dit aussi l'unité substantielle de l'Etre et la modalité des individus.
Ce que nous dit Spinoza par la voix de Jean-Clet Martin, comme par le tableau de Vermeer : qu'il n'y a qu'une Substance et que la substance est accessible par ses modes en lesquels elle s'exprime. Donc, que ce sont cette figure et ce regard ; cette torsion du cou et du visage; et cet oeil coulissant vers nous, brillant comme la perle à l'oreille qui lui répond, qui détiennent toute une puissance d'être et d'agir. Que ce sont eux d'où émane cette lumière qui, de la surface peinte du tableau, font une interpellation et une source. Qui nous éclaire comme une « idée vraie ».
Je renvoie ici à la très belle page 34 du « Bréviaire » V : « Ainsi... l'idée vraie nous éclaire, découvre cette capacité d'être à soi-même sa propre lumière » ; et, sur le tableau même: « Sa clarté ne provient pas d'une lumière l'éclairant du dehors, lampe de poche braquée sur un élément de l'extérieur...Elle s'anime elle-même sur la toile de l'esprit, luit par soi seule comme une perle, cette perle que montre la jeune servante de Vermeer et que son regard semble également faire reluire sur le monde. L'idée vraie se comprend dans l'immanence de manière autonome et, pour cela même, sera indémontrable, impossible à dériver d'un point antérieur...La lumière se voit immédiatement dans les ténèbres. Il en va de même de la vérité».
De là, sans doute, certainement, ce « sentiment d'éternité, lit-on plus loin (Bréviaire VIII) qui se dégage des tableaux de Vermeer ». Cet arrêt devant la beauté, cette « béatitude » qui nous saisit, à la manière spinoziste également. Et qui, toujours, parle de lumière, nous fait faire un pas vers la lumière. Vermeer, peintre qui est « le plus dans l'immatériel », peintre optique, lira-t-on page 55. Faire de la matière une lumière ? Se demande Jean-Clet. Mais la lumière n'est-elle pas matière et inversement ? Vermeer est au point de la physique et de l'optique où la géométrie cartésienne se convertit en une autre, optique précisément et qui sera celle de Spinoza, comme de Desargues, comme de Pascal, celle des projections, des sections coniques et des ombres.
Aussi y a-t-il une curieuse et paradoxale rencontre entre l'image de Vermeer et l'image photographique. Paradoxale, parce que rien n'est plus éloigné de la simple photographie, plus techniquement maîtrisé, par des moyens purement picturaux.
Mais la chambre noire est commune: « Vermeer fait un usage optique du noir. Une chambre noire, un milieu de révélation qui laissera passer la lumière sub specie aeternitatis, comme pour en frayer un chemin adéquat. Généralement, le noir absorbe les couleurs, mais là non, il les libère ! Avec Vermeer, le noir laisse traverser son espace sans obstacle : un boîtier vidé de toute matière (chambre noire), sauf celle des images, les nôtres qui voyagent dans l'espace comme des fantômes ». Et plus loin : « Un grain de poussière mué en étoile dans un boîtier, volets clos, avec un mince fond de lumière. D'où l'importance, chez lui, des perles qui traversent la nuit sans aucune résistance » Qui chantent ; ça se dit aussi, en peinture, pour les couleurs. Chant de la perle.

En écrivant ces lignes de divagations, je pense également à un autre livre, écrit antérieurement, présenté d'abord sous forme de thèse à l'Université de Paris 8, un peu avant 2000, et consacré, lui aussi, aux relations entre Spinoza et Vermeer. Ce livre a été publié à Mexico, où enseigne son auteur, Maria Noël Lapoujade, en espagnol ; dommage pour le lecteur français ! Mais, si j'en parle, c'est qu'il me paraît converger avec celui de Jean-Clet Martin, bien que n'allant pas exactement dans le même sens.
Le bréviaire de Jean-Clet que j'ai qualifié d'incomparable, est spinoziste ; en fait, s'il peut se comparer à un autre, c'est à La philosophie pratique de Spinoza, de Deleuze, lui aussi une sorte de bréviaire. Vermeer est lu à travers Spinoza et éclairé par lui, tout en l'illustrant- autre genre de lumière.
Le livre de Maria-Noël Lapoujade est plutôt orienté vers la peinture, ses couleurs, sa lumière, son espace ; c'est elle le thème, le sujet. Et Spinoza apparaît dans le prolongement du peintre. Vermeer aide à lire Spinoza, même si la réciproque joue. Mais la peinture prime par son évidence sensible et sensuelle ; elle est « philosophie qui entre par les yeux » ; elle invite à penser, donne matière à penser. Aussi l'idée directrice qui guide la lecture et la contemplation de l'auteur est-elle semblable à l'idée esthétique de Kant ; elle met en jeu l'imagination, non la recherche du concept.
Entre peinture et philosophie, une géométrie jette le pont : mais elle a été, d'abord, utilisée, préfigurée par la peinture ; l'étude de la perspective, avant de devenir une géométrie projective. Le sensible, l'imagination ont guidé en maître ; non « maîtresse d'erreur et de fausseté », selon Pascal, mais indicateurs de vérité. Contribuant de diverses manières à l'élaboration d'un espace qui participe, à la fois, de l'intelligible et du sensible. Pour Maria Noël Lapoujade, il ne s'agit plus alors des idées inadéquates de l'imagination selon Spinoza, ni de l’imagination « composant mal son objet » de Descartes, mais de celle qui est l'artisan des constructions inouïes, des passages à la limite, des point, lignes et surfaces dont s'alimentent, à la fois, bien que de manière divergente, l'art et la science.
C'est grâce à elle que la peinture est capable, non simplement de reproduire, mais de produire du visible, selon le mot de Klee. Un visible qui est émergence de forces ainsi transmises au regard. Toute œuvre, en sa beauté, est ainsi comparable à l'éclosion d'un monde Elle lui fait tenir le monde dans une concentration expressive, comme la monade de Leibniz, mais aussi comme le rapport spinoziste des modes avec la Substance, dans une immanence absolue.
De là la puissance de Vermeer, d'où sa luminosité, les deux partant d'un même principe et y renvoyant.
Le tableau est miroir du monde, non en ce qu'il le reflèterait, qu'en ce qu'il renvoie ou rayonne de lumière. En lui, la Nature se fait artiste et arrive à sa propre expression. Miroir, « œil du monde » comme le disait Maurice Scève du soleil.
D'où provient la magie de Vermeer, se demande MN Lapoujade ? La peinture atteint en lui un moment indépassable. Il n'est pas seulement d'une école ou d'une époque, mais celui en qui éminemment s'est opérée cette concentration-réflexion du monde, en quoi le Tout s'exprime. Et c'est là son point de rencontre, de jonction avec Spinoza. En ce point, peintre et philosophe s'accordent, « deviennent » l'un l'autre, pourrait-on dire.
On sera frappé surtout par les pages où Maria-Noël Lapoujade montre le passage d'une géométrie des solides à celle de la lumière, de la vision, d'une quasi-dématérialisation du support qui fait penser, par avance, aux théories de la matière et de la couleur de Delaunay (point de rencontre aussi avec Jean-Clet Martin, dont on connaît l'étude magistrale sur Delaunay, sur les couleurs en général dans Constellation de la philosophie).
Chez Lapoujade, toute une histoire des âges baroque et classique est placée sous cet angle de la vision, sous l'égide de ce couple à la fois réel et « conceptuel », Vermeer-Spinoza. Elle y ajoutera également Huyghens appartenant au même mouvement de pensée. Mais c'est surtout en Vermeer que s'exprime la béatitude , l'univers parfait de silence animé par le souffle léger et puissant de l'esprit :calme bloc d'ici-bas, transparence immobile de la couleur et des formes.
Visible dans ce regard tourné vers nous, dans le scintillement inattendu d'une perle à l'oreille.
Chant de la perle encore, dans ce livre qui n'est pas traduit mais que les hispanisants pourront lire avec intérêt.

René Schérer, 1er juillet 2011

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Claire Obscurité
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