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Claire Obscurité
21 octobre 2012

Avec cet ouvrage majeur qu'est Différence et

Avec cet ouvrage majeur qu'est Différence et Répétition, Gilles Deleuze propose une conception du monde peu confortable en ce qu'elle nie toute stabilité, mais stimulante par son exigence à sortir des cadres de pensée habituels.

Différence et Répétition (1969) est une oeuvre charnière dans le parcours philosophique de Gilles Deleuze. A l'origine, il s'agit de sa thèse de doctorat principale dirigée par Maurice de Gandillac qui fut présentée en 1968 avec sa thèse complémentaire sur « L'idée d'expression dans la philosophie de Spinoza » dirigée par Ferdinand Alquié (1). Différence et Répétition est donc le dernier travail universitaire du philosophe. Cet aspect universitaire est perceptible à la lecture du texte même, astreint à de lourdes exigences formelles qui le rendent « indigeste » pour la plupart des lecteurs.

Ces exigences, G. Deleuze s'empressera de les répudier dès Logique du sens (1969), écrit en quasi-simultanéité avec sa thèse, où il reprendra à son compte le projet nietzschéen de trouver à la philosophie de nouveaux moyens d'expression, en y expérimentant une répartition sérielle (et non plus par chapitres) de son écriture. Les innovations littéraires se poursuivront par la suite avec son collaborateur et ami, le psychanalyste Félix Guattari, particulièrement avec les deux tomes de Capitalisme et Schizophrénie que sont L'Anti-Oedipe (1972) et Mille Plateaux (1980). Quant à Différence et Répétition, il se présente comme le dernier maillon d'une chaîne d'ouvrages d'aspect plus « classique » d'histoire de la philosophie que sont les monographies sur David Hume, Friedrich Nietzsche, Henri Bergson, Emmanuel Kant, Baruch Spinoza et, puisque G. Deleuze ne séparait pas philosophie et littérature, Marcel Proust et Sacher-Masoch. Il y récapitule les acquis successifs qui ont contribué à former sa pensée et tous ses auteurs favoris participent, chacun à sa manière, à l'élaboration de l'artillerie conceptuelle mise en place. De ce point de vue, ce livre peut être lu comme une impressionnante contraction de larges pans de l'histoire de la philosophie.

Un sujet dans l'air du temps

Cependant, l'éclectisme des doctrines présentées ne doit pas faire illusion, car c'est bien à l'émergence au grand jour d'une pensée singulière, et comme souterraine autrefois, qu'on assiste maintenant. Après la soutenance à la Sorbonne, mouvementée du fait des événements de mai 68, la publication viendra vite et étoffera la réputation déjà croissante de l'auteur. En effet, Différence et Répétition s'intègre à merveille dans l'air du temps. Malgré le poids du style de la philosophie universitaire qui le leste, le sujet traité se révèle, pour les contemporains, comme « à la mode », puisque de Martin Heidegger et sa nouvelle conception de la différence en passant par le structuralisme, le nouveau roman, la psychanalyse, la linguistique et l'esthétique, c'est toute une époque qui s'éveille aux thèmes complémentaires de la différence et de la répétition.

En suivant ces évolutions culturelles, Différence et Répétition aborde beaucoup de domaines, mais ceci ne doit pas faire perdre de vue que ce livre est principalement un livre d'ontologie, c'est-à-dire qu'il présente une théorie philosophique sur l'être. C'est de ce foyer ontologique que partent toutes les nouvelles perspectives concernant les sciences humaines et les arts.

Que nous dit l'ontologie deleuzienne ? Tout d'abord, que rien ne se répète jamais vraiment à l'identique. G. Deleuze prolonge ainsi la vieille doctrine du philosophe grec Héraclite qui veut que l'« on ne peut pas entrer deux fois dans le même fleuve (2) » pour la simple raison que l'eau, ne cessant jamais de s'écouler, est à chaque fois différente bien que le nom du fleuve reste identique, et qu'à la limite il est impossible de se baigner ne serait-ce qu'une seule fois dans le même fleuve ! Cette sentence d'Héraclite donne à penser que c'est finalement la nature entière qui s'écoule de la sorte en se cristallisant provisoirement dans tels ou tels phénomènes individués de manière contingente. Pareillement, pour G. Deleuze, tout flue dans un devenir perpétuel et toute impression de stabilité n'est qu'illusion. Ce que, de façon superficielle, nous croyons voir se répéter identiquement ou semblablement « fourmille » en fait d'infimes différences qui font de chaque « retour » un événement toujours nouveau et irréductible à ce qui l'a précédé.

En somme, G. Deleuze affirme paradoxalement, et contre toute la tradition philosophique rationaliste pour qui la stabilité et la permanence sont des indices de la réalité d'une chose, que l'être se dit... du devenir ! Cette inspiration antique, G. Deleuze la met donc en relation avec nombre d'oeuvres modernes. Citons pêle-mêle : la psychanalyse freudienne et lacanienne, la biologie de Gilbert Simondon (3), la sociologie de Gabriel de Tarde (4), l'anthropologie de Claude Lévi-Strauss (5), la linguistique de Ferdinand de Saussure (6), la littérature contemporaine, particulièrement celle de Pierre Klossowski (7), etc. Toutes ces oeuvres sont conviées pour accréditer la thèse que, dans tous les domaines, il n'y a jamais de répétition que de la différence. Ainsi, même les résultats soi-disant parfaitement réitérables des expériences scientifiques, y compris ceux de la philosophie comme « science rigoureuse », ne sont que des épiphénomènes qui cachent la nature fondamentalement différentielle des structures étudiées (physique, biologique, linguistique, sociologique, etc.).

Notons au passage que c'est précisément contre ce genre de proclamation d'une innovation généralisée, d'un changement incessant, que Pierre Bourdieu a thématisé la reproduction sociale : de génération en génération, tout revient au même, les inégalités sociales se reproduisant à l'identique.

Ne pas s'en tenir aux généralités

Quoi qu'il en soit, suivant son intuition ontologique, G. Deleuze se livre pour sa part à une violente critique de notre représentation courante de la réalité qu'il pense, à la suite de H. Bergson, comme asservie au besoin d'utilité et d'efficacité nécessaire à la conduite régulière de notre vie en société. A cause de ce besoin, nous allons directement à l'essentiel, c'est-à-dire à ce qui peut être l'objet d'une connaissance stable. Ainsi, dans l'appréhension de tel phénomène, nous épargnant la considération superflue des contingences et des multiples différences accidentelles, nous ignorons ce que nous ne pouvons reconnaître immédiatement ou nous ramenons si possible l'inconnu à du déjà connu, le nouveau à l'ancien.

Selon cette optique, la différence se trouve « crucifiée » sur les quatre branches qui constituent la représentation : « C'est toujours par rapport à une identité conçue, à une analogie jugée, à une opposition imaginée, à une similitude perçue que la différence devient objet de représentation (8). »

Toute anomalie, toute différence singulière, devient dans cette perspective une déviation par rapport à un modèle, autrement dit une anormalité lorsqu'elle excède le cadre institué par le jugement normatif. L'anomalie singulière n'est plus abordée pour elle-même mais pour être comprise par une pensée qui cherche à se la représenter, passe par le filtre de la ressemblance et de l'équivalence. De ce point de vue, nous ne connaissons effectivement des choses que les généralités par lesquelles elles se ressemblent (leurs essences). Nous restons immanquablement ici dans le domaine des généralités ainsi que, corrélativement, des particularités interchangeables en fonction de leur convenance à une norme. Si spéculativement cette pensée est, selon G. Deleuze, insignifiante, pratiquement elle entraîne l'individu aux pires compromissions avec les valeurs établies, toujours déjà reconnues et acceptées sans questionnement.

Or ce qui anime G. Deleuze, c'est justement l'idée que la nature et l'homme en particulier, derrière toutes les déterminations fixes que l'on peut leur accoler, sont constamment traversés par des anomalies sauvages, « immaîtrisables » car inclassables selon les critères de la représentation. Et selon lui, c'est justement le mérite des sciences humaines, et plus particulièrement du structuralisme, que de dissoudre l'homme dans une multiplicité de structures relationnelles. C'est ce que signifie le thème de la « mort de l'homme » avancé par Michel Foucault (9). Philosophiquement, l'accès à ces relations, à ces différences pures (qui ne sont plus reconduites à l'identité antérieure d'un genre, ni réduites aux figures de l'analogie, de l'opposition ou de la ressemblance), ne peut s'opérer pour G. Deleuze qu'en sortant radicalement du domaine de la représentation vers ce qu'il nomme le « subreprésentatif ».

Pour cela, le philosophe doit court-circuiter l'activité de l'entendement afin de suspendre l'application des catégories habituelles que ce dernier produit spontanément pour la constitution des représentations. Mais cette passivité voulue ne vise qu'à permettre à la pensée du philosophe de se faire activer par autre chose : la rencontre violente et fortuite de l'étrangeté et de la nouveauté. Détaché pour un temps de l'actualité du quotidien et de ses exigences, il se trouve du même coup plus perméable à l'accidentel, au fluctuant, plus ouvert au surgissement de l'événement dans son irréductibilité à du déjà connu, sans avoir le souci d'en fixer les déterminations essentielles. Or c'est justement en passant à côté de l'essentiel qu'est atteint ce qui est, selon G. Deleuze, le plus important et le plus intéressant dans tout événement : les rapports différentiels et les singularités remarquables qui en sont le fond.

Avec cet empirisme un peu spécial, et contre l'idéal de récognition (c'est-à-dire la banale reconnaissance des vérités et des valeurs établies), il s'agit donc de se confronter à l'inconnu, à ce qui est inexplicable dans le cadre de nos représentations communes, pour l'interpréter et l'évaluer sans préjugés d'aucune sorte. Encore faut-il pour cela se rendre compte de la vacuité de nos actes de pensée quotidiens et en tirer l'insatisfaction suffisante pour désirer autre chose. La plupart des philosophes rationalistes, malgré leur souci permanent de dépasser les opinions et les préjugés de leur temps ne sont pas allés assez loin. En effet, ceux-ci sont restés attachés au postulat de la vérité comme objet principal de leur recherche. Cependant, le caractère perpétuellement changeant des apparences, derrière lesquelles ne se cache plus aucune identité (ce que G. Deleuze nomme « simulacres »), rend caduque une telle recherche.

La vie comme « expérimentation »

En disant cela, G. Deleuze pose explicitement sa nouvelle théorie de la connaissance contre le bon sens et le sens commun, tellement valorisés par les philosophes antérieurs. N'est-ce pas là un signe de la dangerosité de cette pensée ? Il est en effet remarquable que cette dissolution de l'homme dans la multiplicité des relations accidentelles qui le structurent ne doive pas, selon G. Deleuze, être simplement affirmée théoriquement mais être vécue expérimentalement. Dans cette perspective existentielle, la différence ontologique prend la figure de l'intensité. L'intensité, la force est ce qui comprend la différence en elle-même (différence pure), étant toujours rapport d'intensités, rapport de forces, multiplicité intensive.

Ainsi, G. Deleuze veut voir l'existence à la manière d'un système finalement très physique d'écluses où les différences de potentiel, les hausses et les chutes d'intensité sont coordonnées par des gradients, des axes de rotation, des seuils, etc. La mise en oeuvre de ce nouveau mode de vie implique de renoncer à se considérer comme un sujet substantiel, stable et identique à soi-même, qui se représente des objets eux-mêmes substantiels. L'individu se trouve désormais défini, non plus par son essence ou son espèce, mais par sa puissance d'affecter et d'être affecté, par ses réseaux de relations intensives. Il est moins un « être » permanent qu'une certaine manière de se comporter, d'agir et de réagir, un certain système d'intensités. La question est alors de savoir de quels types d'intensités l'on est capable, quels types d'accidents l'on peut subir et jusqu'à quel point.

Si cette affirmation de la vie comme d'une expérimentation, d'une « épreuve » au sens physico-chimique, explique certainement le succès que G. Deleuze a eu auprès des soixante-huitards, il faut bien comprendre que le philosophe n'est absolument pas un penseur « démocratique ». Bien au contraire, il écrit contre la « belle âme » et son naïf « respect des différences ». Avec G. Deleuze, la pensée devient une agression contre les réactionnaires de tous bords, mais également contre ceux qui réclament une égalité des chances, des droits, etc. Si les vieilles hiérarchies s'écroulent, c'est pour faire place à une nouvelle hiérarchie qui n'est plus fonction de l'autorité établie mais de la capacité d'agir et de penser avec intensité. G. Deleuze est un penseur aristocratique ou plutôt, selon l'expression paradoxale d'Antonin Artaud, « un anarchiste couronné ».

Une pensée libérée de toute identité personnelle

Cette aventure d'une pensée qui se prend à rêver d'être libérée de toute identité personnelle, et donc de toute possibilité de jugement (puisque pour pouvoir juger il faut croire qu'existe une identité susceptible d'être responsable), cette culture de l'excès n'est pas sans risque (10). En effet, ces variétés d'intensités existentielles ardemment recherchées peuvent désormais communiquer leur violence à toutes les facultés de l'individu (sensibilité, imagination, mémoire) jusqu'à sa raison, et induire en elles la formation des plus grands problèmes auxquels doit se confronter cette pensée qui ose sortir de son exercice quotidien tout entier voué à la reconnaissance de banales certitudes. Pour le dire en termes psychologiques, c'est une véritable Spaltung, une scission du moi, qu'entraîne cette déstabilisation des facultés du sujet. Celui-ci se trouve, à la lettre, écartelé par la différence qu'il voulait penser dans toute sa pureté. Bien sûr, la schizophrénie n'est certainement pas prise par G. Deleuze comme un modèle ou un but à atteindre, mais il s'en sert en quelque sorte comme d'une ligne de fuite hors de l'image banale de la pensée (ce qui aboutira aux thèses de L'Anti-Oedipe). D'où l'on voit que la revalorisation deleuzienne du mouvement sur le repos, de l'instabilité sur la stabilité, de la multiplicité sur l'unité, de l'autre sur le même, bref l'affirmation de la divergence et du décentrement va, déjà dans Différence et Répétition, au-delà de la simple exigence théorique et pousse le thème de la « mort de l'homme » jusqu'à ses dernières conséquences pratiques.

Mais comme G. Deleuze le dira plus tard, « le problème n'est pas celui de dépasser les frontières de la raison, c'est de traverser vainqueur celles de la déraison : alors on peut parler de "bonne santé mentale", même si tout finit mal (11). » C'est que l'affirmation du primat du multiple et du devenir dans notre vie doit être inséparable d'une attitude éthique appropriée qui consiste à être à la hauteur de l'événement, à le vouloir intensément, quitte à se dissoudre en lui.


NOTES

[1] Parue sous le titre Spinoza et le problème de l'expression, 1968, rééd. Minuit, 2002.

[2] Héraclite, Fragments, Puf, 1998.

[3] G. Simondon, L'Individu et sa genèse physico-biologique, 1964, rééd. Jérôme Millon, 1997.

[4] G. de Tarde, Les Lois de l'imitation, 1890, rééd. Kime, 1993.

[5] C. Lévi-Strauss, Le Totémisme aujourd'hui, 1962, rééd. Puf, 2002.

[6] F. de Saussure, Cours de linguistique générale, 1916, rééd. Payot, 2002.

[7] P. Klossowski, Un si funeste désir, 1963, rééd. Gallimard, 1994, et Le Baphomet, 1965, rééd. Gallimard, 1987.

[8] G. Deleuze, Différence et Répétition, 1969, rééd. Puf, 1997.

[9] M. Foucault, Les Mots et les Choses, 1966, rééd. Gallimard, 1990.

[10] Cet antihumanisme a été critiqué avec ferveur par L. Ferry et A. Renaut dans La Pensée 68. Essai sur l'antihumanisme contemporain, Gallimard, 1985. Dernièrement est parue une critique plus « sérieuse » de la philosophie deleuzienne par J.-C. Goddard, Mysticisme et folie. Essai sur la simplicité, Desclée de Brouwer, 2002.

[11] G. Deleuze, Critique et Clinique, Minuit, 1993. 

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