Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Claire Obscurité
21 mars 2015

Inlassablement, Hölderlin a traité dans sa poésie

Inlassablement, Hölderlin a traité dans sa poésie ce mythe du poète et il faut y insister pour comprendre la passion de sa responsabilité, le désir d’absolu qu’il y a dans sa vie. Pour lui, le pieux fidèle des « Puissances », le monde est divisé en deux parties, tout à fait suivant la conception grecque, platonicienne. En haut « les immortels marchent heureux dans la lumière », inaccessibles et pourtant participant à notre existence. En bas, au contraire, repose et travaille la masse obscure des mortels dans le moulin aveugle de l’action quotidienne :
Notre race marche dans la nuit, elle y habite, comme dans l’Orcus,
Sans rien de divin. Les hommes sont comme soudés
A leur propre activité et chacun, dans le bruyant atelier,
Ne s’entend que lui seul, et ces sauvages travaillent beaucoup
D’un bras puissant et sans répit ; mais toujours et sans cesse
La peine de leurs bras reste stérile, comme l’œuvre des Furies.
  Comme dans Le Divan occidental de Goethe, le monde se divise en deux parties, la nuit et la lumière, jusqu’au moment où l’aurore « a pitié de la souffrance », jusqu’au moment où paraît un médiateur des deux sphères. Car ce Cosmos ne serait qu’une double solitude, solitude des dieux et solitude des hommes, si entre eux ne se formait pas un lien bienheureux, mais fugitif, si le monde supérieur ne reflétait pas le monde inférieur et si celui-ci, à son tour, ne reflétait pas le précédent.
  Les dieux, eux aussi, là-haut, qui « marchent heureux dans la lumière », ne jouissent pas du bonheur, ils n’ont pas conscience de leur être, tant que cet être n’est pas senti par quelqu’un :
Oui, les éléments sacrés ont toujours besoin pour leur gloire,
Comme les héros ont besoin d’une couronne, du cœur des hommes, pour les connaître.
  C’est ainsi que le bas aspire vers le haut et le haut vers le bas, c’est ainsi que l’esprit se tend vers la vie et que la vie s’élève vers l’esprit : toutes les choses de la nature immortelle n’ont pas de sens tant qu’elles ne sont pas connues de mortels, tant qu’elles ne sont pas aimées par les habitants de la terre. La rose ne devient véritablement rose que lorsqu’elle retient un regard contemplateur et le coucher du soleil ne devient une merveille que quand il se reflète sur la rétine d’un œil humain. De même que l’homme, pour ne pas périr, a besoin du divin, de même le divin, pour être vraiment, a besoin des hommes, et c’est pourquoi il appelle à la vie des témoins de sa puissance, une bouche qui le chante – le poète, qui, lui seul, en fait vraiment une divinité.
  Cette idée essentielle de la philosophie d’Hölderlin a beau, comme presque toutes ses idées poétiques, n’être pas de lui, elle a beau n’être qu’un emprunt « à l’esprit colosse » de Schiller, combien le froid concept de l’auteur des Dieux de la Grèce :
Le grand Maître des mondes était sans joie,
Quelque chose lui manquait, c’est pourquoi il créa des esprits,
Miroirs fortunés de sa béatitude.
s’élargit ici. Combien est différente la vision orphique qu’a Hölderlin de la naissance du poète :
Et le Père sacré, lui qui a cependant en sa puissance,
Comme autant de pensées,
Assez de signes et de flammes et de flots,
Serait muet et solitaire,
Et triste dans ses ténèbres,
Et nulle part ne se retrouverait parmi les vivants,
Si la communauté terrestre n’avait pas un cœur pour chanter.
  Ce n’est donc pas parce qu’il est triste ou parce qu’il s’ennuie dans son oisiveté, comme chez Schiller, que le Divin donne naissance au poète – toujours, chez Schiller, persiste l’idée que l’art n’est qu’un « jeu » supérieur –, c’est par une nécessité essentielle : sans le poète, le Divin n’existe pas ; à proprement parler, c’est le poète qui lui donne l’être. La poésie – et ici on touche le fond des idées d’Hölderlin – est une nécessité de l’Univers ; elle n’est pas seulement une création qui s’opère à l’intérieur du Cosmos, elle est vraiment l’appel à l’être du Cosmos lui-même. Les dieux n’envoient pas les poètes en ce bas monde par jeu, mais bien par nécessité : ils ont besoin de lui – lui, le « Messager de la Parole jaillissante » :
Mais les dieux sont fatigués
De leur propre immortalité ;
Ils ont besoin d’une chose, les Immortels,
Et cette chose, ce sont les héros et les hommes,
Ce sont les mortels. Oui,
Puisque les êtres célestes n’ont pas conscience de leur existence,
Il faut bien, s’il est permis de le dire,
Que quelqu’un d’autre leur révèle
Le sentiment de leur existence :
Ils ont besoin d’un pareil homme.
  Ils ont besoin de cet homme-là, les dieux, et de même les humains ont besoin des poètes, qui sont
Les vases sacrés
Où se conserve le vin de la vie,
L’esprit des héros.
  C’est dans les poètes que se concilient les deux parties de l’Univers, l’élément supérieur et l’élément inférieur, ce sont les poètes qui dissolvent le désaccord du dualisme dans l’harmonie nécessaire, dans la commune unité, car
Les pensées de l’esprit unanime
S’épanouissent silencieusement dans l’âme du poète.

  Ainsi, à la fois élue et maudite, la personne du poète, née de la terre, mais pénétrée de divinité, s’interpose entre la solitude des dieux et celle des hommes, appelée qu’elle est à contempler divinement le Divin et à le rendre sensible aux habitants de la terre sous forme d’images terrestres. Le poète vient des hommes, mais il est exigé par les dieux : son existence est une mission, il est le degré sonore jusqu’où, « comme par un escalier, descendent les choses célestes ». Grâce au poète, l’obscure humanité vit symboliquement le Divin : comme dans le mystère du calice et de l’hostie, les hommes se nourrissent, dans sa parole, du corps et du sang de l’Infini.

Stefan Zweig, Hölderlin (in Le Combat avec le démon)
Publicité
Publicité
Commentaires
Claire Obscurité
Publicité
Publicité