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Claire Obscurité
14 décembre 2019

Le rythme ontologique Selon Ravaisson, ce rythme

 Le rythme ontologique

Selon Ravaisson, ce rythme ontologique est binaire ; les opérations sont l’extension et la rétention, une opération processive et une opération inverse ou conversive, ou encore, pour le dire avec Plotin, πρόоδος et ἐπιστροφή. Il apparaît comme la synthèse des différentes influences stoïcienne, néoplatonicienne et chrétienne. Il obéit au double mouvement d’inspiration et d’expiration et se manifeste dans la scansion de la nature, qui se présente sous la figure du souffle (pneuma). On pourrait ainsi qualifier la philosophie de Ravaisson de « pneumatologie philosophique » [18]. C’est avant tout le schéma de l’alternance d’une expansion et d’un retour à soi [19], d’un flux et d’un reflux que Ravaisson retient et qu’il retrouve jusque dans l’image de la mort et de la résurrection, autre illustration de ce rythme binaire de l’être.

C’est une idée depuis quelque temps dominante que la marche de la nature n’est autre qu’ascensionnelle. C’en est peut-être une plus vraie que cette marche est abaissement d’abord et ensuite relèvement, ou résurrection, et encore selon une formule de la physique, kathode et anode : théorie stoïcienne et chrétienne. [20]

Le double mouvement d’anabase et de catabase structure la conception du rythme ontologique chez Ravaisson.

La nature est palpitation, mouvement excentrico-concentrique de vaste vibration, qui implique extension et raccourcissement, la corde vibrant étant fixée à ses bouts. Le Moi image, réduction du Centre universel, qui donne le type de κάθοδος et ἄνοδος ; doit mourir à soi pour revivre : Phénix. L’Esprit, philosophie et fin ; le monde est son oscillation, sa respiration […]. [21]

Ce fragment propose différents niveaux d’interprétation. Il donne la description phénoménologique du mouvement qui régit la nature, à savoir sa périodicité dans l’alternance de vie et de mort, reprend un schéma à la philosophie juive par le biais du néoplatonisme, esquisse une morale qui passe par l’humilité du sujet devant le principe créateur et insère la métaphore dominante, celle de la respiration. Derrière cette apparente accumulation sans loi se trame une architecture qui est celle même de la pensée de Ravaisson. Les schémas sur lesquels s’appuie son écriture philosophique sont extraits des représentations mythologiques (Phénix). Suivent les références à la philosophie antique, qui proposent souvent des éléments de conceptualisation (extension-distension, anodos-cathodos). Ces premières strates de l’inspiration sont la plupart du temps recouvertes par une écriture plus rationnelle, même si souvent ces références implicites resurgissent. Cette nouvelle forme philosophique, qui est déjà réécriture, se présente de manière graduelle comme description phénoménologique, analyse psychologique, spéculation morale ou métaphysique, et s’appuie sur des références extraites de l’histoire de la philosophie, mais aussi des sciences. Si Ravaisson semble se méfier du regard des philosophes sur les sources irrationnelles où puise sa pensée, au point de tenter parfois de les dissimuler, il ne doute pas de leur fécondité dans l’élaboration de sa propre philosophie. Le grand intérêt présenté par la lecture des fragments réside dans la révélation de cette archéologie de l’écriture ravaissonienne. L’essentiel des fragments est constitué de textes que Ravaisson ne destinait pas tels quels à la publication et qui formaient le matériau refondu par la suite dans ses écrits, ou destinés à l’être. Ils trahissent la genèse de sa pensée en en dévoilant les fondements archéologiques, qui sont essentiellement constitués par des schémas d’origine mythologique ou par des représentations imagées empruntées aux philosophies stoïcienne et néoplatonicienne.


Au cœur de ces schémas, la notion de respiration condense ainsi à la fois le mouvement de tension et de distension théorisé par le néoplatonisme et le pneuma stoïcien. Dans les textes publiés par Ravaisson, elle apparaît comme le lien de convergence entre ces représentations antiques et une attention tout à fait contemporaine aux phénomènes involontaires du corps.


La respiration de l’être


La philosophie de Ravaisson offre à plusieurs endroits une interprétation ontologique de certaines fonctions involontaires ainsi que de leur puissance ordonnatrice dans un cadre tout autre que celui de la simple description physiologique. La référence au cœur chez Ravaisson est en sens symptomatique, dans la mesure où elle renvoie à la fois à son acception anatomique et à la définition pascalienne de ce terme, qui en fait le principe d’une saisie intuitive de la vérité. Ravaisson confère à la respiration et aux battements du cœur le rôle de paradigme, ils présentent le mode même de manifestation de l’être, sa signature, à savoir le double mouvement qu’il traque dans toutes les formes de l’être, de la biologie à l’art : l’élévation et l’abaissement, sursum deorsum, compris dans leur indistinction, leur continuité [22]. Le mouvement de l’être est ondulation, oscillation permanente. Sous l’apparente bipolarité se trame la continuité de l’être.


Ravaisson nous invite à sentir palpiter l’être. Dans cette auscultation singulière, la conscience épouse le mouvement de cet acte involontaire qu’est celui du battement de notre cœur, de la circulation du sang dans nos veines. Un même mouvement ininterrompu caractérise l’activité de notre âme. Ravaisson fait du battement, plus que la donnée irréductible de la vie, la manifestation ontologique par excellence, qui condense toute la dynamique vitale.

À tout cela [à la grâce] il y a un élément. Cet élément est le battement, le mouvement propre au cœur et par lequel, dans l’œuf immobile, il annonce, en un moment sacré, son existence. Le battement c’est élévation et abaissement, sursum et deorsum, autrement dit éveil et sommeil, vie et mort. [23]

Tout au long de ces analyses, Ravaisson mélange les références, réinterprète les mythes, combine les concepts qu’il emprunte à des traditions de pensée différentes. Ce rythme de l’être auquel sa pensée renvoie est-il celui de l’ordre de l’immanence ou d’une instance transcendante ? Est-ce à l’esprit [24], ou encore à Dieu, que nous sommes ultimement renvoyés ? On peut s’agacer d’un vocabulaire fluctuant, du manque de précision conceptuelle dans l’écriture ravaissonienne. On peut également s’en réjouir. Les images choisies par Ravaisson prêtent à de nombreuses interprétations. Son approche poétique de l’étude du réel est selon nous précisément la richesse de sa pensée. C’est ce qui explique qu’elle puisse être une référence à la fois pour Ricœur, dans le cadre d’une analyse phénoménologique de l’involontaire, et pour Claude Bruaire, dans une reformulation d’inspiration chrétienne. C’est l’une des caractéristiques de l’œuvre de Ravaisson de jouer sur la polysémie de l’être et c’est la raison pour laquelle les lectures proposées à partir de son œuvre dans la philosophie française du XXe siècle seront si variées, de la reprise par la tradition chrétienne à l’interprétation jusqu’à des lectures très contemporaines comme celle de Jacques Derrida [25]. Il ne s’agit pas pour nous de trancher parmi ces interprétations, mais simplement de suivre les différents élans spéculatifs nés de la pensée ravaissonienne.


On peut donner un (trop bref) aperçu de ces ramifications qui partent de la notion de rythme. Ricœur décrit le consentement à l’involontaire comme un acquiescement timide face à l’ambition ravaissonienne d’harmonie. La « passivité » du sujet dans cet accueil du rythme n’est donc pas totale, elle présuppose une mise en forme de soi, une métamorphose pour être en rythme. La puissance de la métaphore de la respiration tient à l’indissociabilité des deux éléments. Maurice Merleau-Ponty retient cette image parce qu’elle permet d’insister sur l’impossibilité même de distinguer le passif de l’actif, deux faces d’un même mouvement :

Ce qu’on appelle inspiration devrait être pris à la lettre : il y a vraiment inspiration et expiration de l’Être, respiration de l’Être, action et passion si peu discernables qu’on ne sait plus qui voit et qui est vu. [26]

Cette même image, comme on l’a déjà évoqué, se retrouve chez Bruaire, appliquée cette fois à l’esprit :

Ce rythme spirituel, pensée de l’absolu de l’esprit qui conclut ainsi à l’affirmation de l’Esprit absolu, exprime identiquement l’infini en double sens, double courant inverse de concentration et d’expansion. Inspiration infusive illimitée où l’acte d’être est parfaite possession de soi, expiration effusive où l’être s’exprime absolument. [27]

Bruaire relie cette métaphore à l’idée d’identité et de présence à soi, retrouvant ainsi la thématique de l’affirmation. Ce rythme de l’être se fait concrètement affirmation en créant un monde.


Le rythme comme déploiement créateur


Dans l’idée de rythme se concilient les deux notions apparemment antithétiques de la forme et du mouvement, manifestées dans la nature par les métamorphoses. Parler d’un rythme de l’être, c’est ainsi penser l’articulation d’une ontologie de la forme avec une certaine labilité de l’être. Comme le signale Jacques Garelli dans Rythmes et Mondes, le rythme se comprend à la fois comme forme (σχῆμα) et comme fluidité [28]. L’étymologie du mot rythme met en évidence cette double dimension, de configuration et de mouvement fluide [29]. C’est précisément cet épanchement fluide et producteur de formes que thématise Ravaisson. Le don de l’être répond au rythme. Le rythme est alors principe de déploiement du monde. Mais il est également dépliement du monde intérieur de la pensée. La création des deux mondes, extérieur et intime, obéit à une même scansion de l’être, soit au sein d’une organisation finalisée, soit par le biais de la direction que lui offre la pensée. Le développement du monde intérieur n’obéit pas aux lois logiques : Ravaisson reprend ainsi le mythe d’Amphion pour rendre compte de l’édification magique des pensées. Le rythme de l’intuition substitue une mesure souple aux découpes figées que la rationalité opère dans le monde. Cette appréhension préserve la continuité dans la différence, « la répétition modifiée de l’autre » [30].

Le monde intérieur a son rythme qui, sans ignorer les raisons, ne se confond pas avec leur nécessité ; et, comme le monde intérieur révèle le monde tout court, la continuité mélodique qui marque l’intuition va scander également le déploiement de l’univers entier, que l’intuition permet. [31]

Ainsi, la pensée dans son activité est re-création à l’échelle individuelle de la déhiscence du réel, du déploiement du monde dans l’espace que suscite ce mouvement démiurgique qu’est le rythme :

Ainsi se développe le poème immense de la création. Ainsi marche la nature dans ses parties les plus hautes que les autres imitent, dans un déroulement de fécondes ondulations. [32]

C’est la dimension véritablement poïétique du rythme qui s’énonce ici, en même temps que l’horizon spécifique de cette notion dans la philosophie ravaissonienne : celui de l’harmonie. Ravaisson pense l’idée de rythme avec pour horizon la grâce. Le rythme tend vers l’eurythmie [33], expression de l’harmonie, qu’elle soit physiologique ou esthétique. L’eurythmie signifie à la fois l’équilibre dans la composition, les proportions de l’ensemble d’une œuvre plastique, le choix harmonieux de sons en musique ou encore la régularité du pouls en médecine [34]. Or, Ravaisson rappelle qu’étymologiquement l’eurythmie est « mouvement qui fait bien » [35]. C’est la perfection de l’action, du mouvement, qu’il faut donc retenir. Celle-ci est nommée, par celui qui la contemple, la grâce. Elle est la visibilité sans discontinuité du rythme, tel que le pense Ravaisson, c’est-à-dire finalisé, tendu vers le bien. Si la force créatrice nous apparaît sur un mode alternatif, c’est que notre appréhension du réel elle-même est encore trop saccadée, c’est-à-dire trop « intellectuelle » et insuffisamment intuitive.

La Force créatrice se concentre et s’épand alternativement. Tout se fait par battement, concentration et expansion alternatives, l’une image, c’est-à-dire répétition modifiée de l’autre. De là rythmes, rimes, palpitations, veille et sommeil, ou vie et mort. [36]

Ici encore, la saisie analogique peut combler cette défaillance et restituer la continuité entre les pôles. Si je peux éprouver en moi la palpitation de l’être, dans le battement de mon cœur, je suis à même de l’identifier dans la nature qui m’entoure. Et, encore une fois, l’être m’apparaîtra de manière fugitive, dissimulé derrière son acte créateur [37].


L’idée de rythme permet ainsi de synthétiser les deux idées d’information et de fluidité. Le don de l’être est rythme. Ce rythme est principe créateur des différents degrés de l’être dans son épanchement hors de soi. Il dessine ainsi les régions de la cosmologie ravaissonienne. La création du monde naît du rythme de l’être, comme la cité intérieure des idées surgissait au rythme de la lyre d’Amphion. C’est ainsi toujours la même structure qui réapparaît dans les différentes strates d’analyse de la pensée de Ravaisson, structure qui renvoie à une puissance secrète d’organisation, d’information, de mise en forme qui est genèse.

Comme Amphion, bâtir avec la lyre, de sorte que les pierres s’assemblent volontairement. De même Orphée. [38]

Dès lors, le philosophe qui tente de saisir, ou peut-être plus exactement d’éprouver, cette vérité profonde du rythme pour la penser doit surtout se rendre sensible à ces manifestations esthétiques. Ainsi, comme le résume Jean Baruzi dans son introduction à De l’habitude, la tâche du philosophe est peut-être d’« apprendre avant tout la musique pour devenir sensible à ce que disent les choses » [39].


Claire Marin, « Ravaisson, une philosophie du rythme  », IIIe partie, Le Rythme ontologique, Rhuthmos, 28 février 2014 [en ligne]. http://rhuthmos.eu/spip.php?article1094

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Claire Obscurité
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