Le chien pauvre, le pauvre chien
Arrière la muse académique! Je n'ai que faire de cette vieille
bégueule. J'invoque la muse familière, la citadine, la vivante, pour
qu'elle m'aide à chanter les bons chiens, les pauvres chiens, les
chiens crottés, ceux-là que chacun écarte, comme pestiférés et
pouilleux, excepté le pauvre dont ils sont les associés, et le poète
qui les regarde d'un œil fraternel.
Fi du chien bellâtre, de ce fat
quadrupède, danois, king-charles, carlin ou gredin, si enchanté de
lui-même qu'il s'élance indiscrètement dans les jambes ou sur les
genoux du visiteur, comme s'il était sûr de plaire, turbulent comme un
enfant, sot comme une lorette, quelquefois hargneux et insolent comme
un domestique! Fi surtout de ces serpents à quatre pattes,
frissonnants et désœuvrés, qu'on nomme levrettes, et qui ne logent même
pas dans leur museau pointu assez de flair pour suivre la piste d'un
ami, ni dans leur tête aplatie assez d'intelligence pour jouer au
domino!
A la niche, tous ces fatigants parasites!
Qu'ils
retournent à leur niche soyeuse et capitonnée. Je chante le chien
crotté, le chien pauvre, le chien sans domicile, le chien flâneur, le
chien saltimbanque, le chien dont l'instinct, comme celui du pauvre, du
bohémien et de l'histrion, est merveilleusement aiguillonné par la
nécessité, cette si bonne mère, cette vraie patronne des intelligences!
Je
chante les chiens calamiteux, soit ceux qui errent solitaires, dans les
ravines sinueuses des immenses villes, soit ceux qui ont dit à l'homme
abandonné, avec des yeux clignotants et spirituels : « Prends-moi avec
toi, et de nos deux misères nous ferons peut-être une espèce de
bonheur!»
Charles Baudelaire (1821-1867)
Petits poèmes en prose (1869) , extrait du poème "Les Bons Chiens"