Nour
A Marion Richez et Yamadou Konte
L’œil (‘ayn) qui est au fond de chaque homme a besoin
d’une lumière pour voir le monde dans sa vraie réalité et, surtout, pour
percevoir les Réalités divines. Mais tous les sentiers ne sont pas
accessibles à tous.
Un jour, alors qu’il était en train d’enseigner sur la notion de Lumière (nour, en arabe), je lui posais une question :
– Tierno, combien y a-t-il de lumières mystiques ?
– Ô mon ami,
répondit-il, je ne suis pas l’homme qui a vu toutes les lumières. Je
vais néanmoins t’entretenir de trois lumières symboliques :
La première est celle que nous tirons de la matière en la frottant, en
la mettant en combustion. Cette lumière ne peut réchauffer et éclairer
qu’un espace limité. Elle correspond symboliquement à la foi de la masse
des individus peu évolués dans l’échelle mystique. A ce degré, les
adeptes ne peuvent aller au-delà de l’imitation (taqlid) et de
la lettre. L’obscurité de la superstition les entoure, le froid de
l’incompréhension les fait trembler. Ils restent blottis dans un petit
coin de la tradition et ils y font le moins de bruit possible. Cette
lumière est celle qui anime les croyants lorsqu’ils se trouvent au degré
de la foi dite sulbu (solide).
La deuxième lumière est celle du soleil. Elle est supérieure à la première en ce qu’elle est plus générale et puissante. Elle éclaire tout ce qui existe sur la terre et le réchauffe. Cette lumière symbolise la foi du degré médian dans la voie mystique. Tout comme le soleil, elle dissipe les ténèbres dès qu’elle entre en contact avec elles. C’est une source vivifiante pour toutes les créatures. Elle symbolise les lumières que détiennent les adeptes au degré mystique de la foi dite sailu (liquide). De même que le soleil matériel éclaire et réchauffe tous les êtres qui, dès lors, sont frères, de même, les adeptes parvenus à la lumière médiane voient et traitent en frères tout ce qui vit sous le soleil et reçoit sa lumière. Ils ne méprisent pas la première lumière, en raison de son rôle préparatoire indispensable, mais ils ne sont plus telles des bestioles qui dansent autour d’une flamme et qui parfois s’y brûlent. La première lumière, tout comme celle qui la symbolise, peut, au gré des circonstances, être éteinte ou rallumée ; elle peut être transportée d’un lieu à un autre ; autrement dit, elle peut changer de forme et de puissance, tandis que la seconde lumière demeure fixe et immuable dans sa pérennité, comme celle du soleil. Elle viendra toujours de la même source et restera égale à elle-même à travers les siècles.
La troisième lumière
est celle du centre des existences ; c’est la lumière de Dieu. Qui
oserait la décrire ? C’est une obscurité plus brillante que toutes les
lumières conjuguées. C’est la lumière de la Vérité. Ceux qui ont le
bonheur d’y parvenir perdent leur identité, deviennent ce que devient
une goutte d’eau tombée dans le Niger, ou plutôt dans une mer
indéfiniment plus vaste en étendue et en profondeur.
A ce degré, Jésus est devenu Esprit de Dieu, Moïse son Interlocuteur,
Abraham son ami, et enfin Mohammad (Mahomet) le Sceau de Ses Missions 1.
1 : Tous ces qualificatifs appliqués aux prophètes sont tirés du Coran
Amadou Hampaté Bâ – Vie et enseignement de Tierno Bokar, le sage de Bandiagara