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Claire Obscurité
20 février 2011

Des corps au Corps

 

L'influence de la gravitation s'étend à travers les espaces interplanétaires. Quelque chose existe donc entre les atomes. On dira que ce n'est plus de la matière, mais de la force. On se figurera, tendus entre les atomes, des fils qu'on fera de plus en plus minces, jusqu'à ce qu'on les ait rendus invisibles et même, à ce qu'on croit, immatériels. Mais à quoi pourrait servir cette grossière image ? La conservation de la vie exige sans doute que nous distinguions, dans notre expérience journalière, des choses inertes et des actions exercées par ces choses dans l'espace. Comme il nous est utile de fixer le siège de la chose au point précis où nous pourrions la toucher, ses contours palpables deviennent pour nous sa limite réelle, et nous voyons alors dans son action un je ne sais quoi qui s'en détache et en diffère. Mais puisqu'une théorie de la matière se propose justement de retrouver la réalité sous ces images usuelles, toutes relatives à nos besoins, c'est de ces images qu'elle doit s'abstraire d'abord. Et, de fait, nous voyons force et matière se rapprocher et se rejoindre à mesure que le physicien en approfondit les effets. Nous voyons la force se matérialiser, l'atome s'idéaliser, ces deux termes converger vers une limite commune, l'univers retrouver ainsi sa continuité. On parlera encore d'atomes; l'atome conservera même son individualité pour notre esprit qui l'isole; mais la solidité et l'inertie de l'atome se dissoudront soit en mouvements, soit en lignes de force, dont la solidarité réciproque rétablira la continuité universelle. (...) nous voyons s'évanouir, à mesure que nous approchons des derniers éléments de la matière, la discon­tinuité que notre perception établissait à la surface. L'analyse psychologique nous révélait déjà que cette discontinuité est relative à nos besoins : toute philosophie de la nature finit par la trouver incompatible avec les propriétés générales de la matière.

 

À vrai dire, tourbillons et lignes de force ne sont jamais dans l'esprit du physicien que des figures commodes, destinées à schématiser des calculs. Mais la philosophie doit se demander pourquoi ces symboles sont plus commodes que d'autres et permettent d'aller plus loin. Pourrions-nous, en opérant sur eux, rejoindre l'expérience, si les notions auxquelles ils correspon­dent ne nous signalaient pas tout au moins une direction où chercher la représentation du réel ? Or, la direction qu'ils indiquent n'est pas douteuse ; ils nous montrent, cheminant à travers l'étendue concrète, des modifications, des perturbations, des changements de tension ou d'énergie, et rien autre chose.

(Bergson, Matière et mémoire, 1939, p.138-139).


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Claire Obscurité
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