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Claire Obscurité
29 décembre 2010

Nature des mondes infinis chez les Milésiens

UNE "SAGESSE IONIENNE AUX IMAGES SI CLAIRES"


Aussi si l’on nous apprend que, selon Thalès, l’eau est le principe de toutes choses, que, selon Anaximandre, c’est l’infini, et, selon Anaximène, l’air, il faut se garder de voir dans ces formules une réponse au problème de la matière [1].

Pour en pénétrer le sens, il faut chercher, s’il est possible, quels problèmes ils agitaient effectivement. Ils sont, semble‑t‑il, de deux ordres : d’abord des problèmes de technique scienti­fique (…)

Le phénomène fondamental dans cette physique milésienne est bien l’évaporation de l’eau de la mer, sous l’influence de la chaleur. Or, les produits de cette évaporation (vapeurs, vents, nuages, etc.), sont considérés traditionnellement en Grèce comme ayant des propriétés vitales [2]. Anaximandre ne fait donc que suivre une opinion fort ancienne, lorsqu’il admet que les êtres p.45 vivants naissent dans l’humidité chaude évaporée par le soleil. Aussi insiste‑t‑il sur l’antériorité des formes de la vie marine, des poissons, des êtres enfermés dans une écorce épineuse, qui ont dû modifier leur genre de vie, lorsque, l’écorce éclatant, ils ont été placés sur terre [3].

 Ces vues d’Anaximandre nous permettent peut-être de pré­ciser le sens des affirmations sur la substance primitive qu’Aris­tote considère comme le centre de leur doctrine. Ces affirmations semblent porter non sur la matière des êtres, mais sur la chose d’où est venu le monde. Thalès, en enseignant que c’est l’eau ne fait que reproduire un thème cosmogonique extrême­ment répandu ; mais, d’après le développement de la pensée milé­sienne, il faut sans doute entendre par cette eau quelque chose  comme l’étendue marine avec toute la vie qui s’en dégage. Il enseignait d’ailleurs que la terre est comme un disque plat porté sur l’eau primitive comme un navire sur la mer. Qu’est‑ce qui conduisit Anaximandre à remplacer l’eau de Thalès par ce qu’il appelle l’Infini ? Sur le sens de cette expression on s’accorde fort peu. Est‑ce une forme milésienne du mythe hésiodique du Chaos, antérieur aux dieux, à la terre et au ciel, comme la thèse de Thalès se référait à une ancienne cosmogonie ? L’Infini serait alors la chose qualitativement indéterminée d’où naissent les choses déterminées, feu, eau, etc., ou tout au moins le mélange où sont confondues toutes les choses qui se séparent ensuite pour former le monde. Il semble que l’Infini d’Anaximandre est bien plutôt l’illimité en grandeur, ce qui est sans bornes, par opposition au monde qui est contenu dans les bornes du ciel, puisque cet infini contient les mondes [4].

Cette interprétation cadre avec la thèse de la pluralité des mondes, une des thèses d’Anaximandre qui sera reprise par p.46 Anaximène ; il admet, en effet, l’existence simultanée de plu­sieurs mondes qui naissent et périssent au sein de l’infini éternel et sans vieillesse. De cet infini les mondes naissent, nous est‑il dit, par un « mouvement éternel », c’est‑à‑dire par un mouve­ment de génération incessamment reproduit qui a pour effet de séparer l’un de l’autre les contraires, le chaud et le froid ; ces contraires agissant l’un sur l’autre, produisent, on l’a vu, tous les phénomènes cosmiques [5].

Anaximène en prenant l’air comme principe c’est‑à‑dire comme premier commencement, ne s’écarte pas d’Anaximandre. Le mot air ne fait que préciser la nature de l’Infini ; car son principe est un air infini (sans limite), d’où naissent toutes choses ; il est comme l’Infini d’Anaximandre, animé d’un mou­vement éternel. Mais il semble qu’Anaximène n’ait pas cru que ce mouvement pouvait résoudre le problème de l’origine des choses ; un mouvement d’agitation comme celui qu’on im­prime à un crible peut bien séparer des choses mélangées, mais non pas les produire. A ce mouvement éternel, Anaximène a donc superposé une autre explication de l’origine des choses ; l’air, par sa raréfaction, donne naissance au feu, et, par ses con­densations successives, au vent, au nuage, à l’eau et finalement à la terre et aux pierres. Dans ce dernier ordre de transmutations, il pense sans doute à des phénomènes très concrets et acces­sibles à l’observation : formation des vents dans l’air calme et invisible, puis formation des nuages qui se résolvent en pluies, ces pluies donnant naissance aux fleuves qui déposent des­ alluvions. Le procès inverse, celui de la raréfaction, est celui qui donne naissance au feu, c’est‑à‑dire sans doute à tous les météores ignés et aux astres [6].

(…)

D’autre part, à cette physique, où n’interviennent que des images sensibles et familières, se superpose un mode d’explica­tion d’un genre tout différent : la naissance et la destruction des mondes sont réglées selon un certain ordre de justice : « C’est dans les choses dont ils sont venus que les êtres se dé­truisent selon la nécessité ; ils se payent l’un à l’autre le châti­ment et la punition de leur injustice, selon l’ordre du temps. » Ici émerge l’idée d’un ordre naturel de succession qui est en même temps un ordre de justice : image sociale d’un ordre du monde, très répandue dans les civilisations orientales, et qui jouera un rôle de premier plan dans la philosophie grecque. A cette notion de la justice se rattache sans doute le caractère divin que les Milésiens donnent au monde et à la substance primordiale qu’Anaximène appelle immortelle et impéris­sable [7].

 



 

[1] Ibid. A, 3, 983b 6‑11 ; 984a 2‑7.

 

[2] PLUTARQUE, Défaut des oracles, 18 ; ARISTOTE, De l’âme, A 5, 410 b, 27.

 

[3] AETIUS, V. 19, 1.

 

[4] THEOPHRASTE, cité par Simplicius (DIELS, Doxographi graeci, 376, 3‑6). Cf. BURNET, Aurore de la philosophie grecque, d 61‑66.

 

[5] HIPPOLYTE, Réfutations des Hérésies, 1, 6 1‑2 comparé à ARISTOTE, Physique, III, 4, 203 b, 25 (cité par BURNET Aurore, p. 66, n.1).

 

[6] HIPPOLYTE, Réfutations, 1, 4, 1‑3.

 

[7] Théophraste chez Simplicius (DIELS Doxographi graeci, 476, 8‑11). Cf. CORN­FORD, From Religion to Philosophy, p. 174 et 176.

(Emile Bréhier, Ibidem).

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