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Claire Obscurité
5 janvier 2011

La haine selon Empédocle d'Agrigente

Tout changement a lieu soit par combinaison, soit par dissociation des éléments : donc deux puissances actives, l’une qui les réunit quand ils sont séparés, c’est l’Amitié, l’autre qui les sépare quand ils sont réunis, c’est la Haine. L’Amitié et la Haine acquièrent alternativement la prépondérance l’une sur l’autre : si nous partons de l’état où tout est uni par l’Ami­tié, du sphaeros (analogue à la sphère de Parménide), la Haine s’introduit peu à peu, chasse graduellement l’Amitié jusqu’à ce que les choses soient dans l’état de complète séparation, où l’Amitié a complètement disparu ; puis, par un mouvement inverse, l’Amitié rentrant graduellement dans le monde en fait sortir la Haine et ramène au sphaeros d’où l’on était parti. Il y a donc, éternellement alternants, deux cours du monde inverses l’un de l’autre : celui qui va du mélange à la dispersion, celui qui va de la dispersion au mélange, ordre inéluctable, parce que la Haine et l’Amitié se sont engagées par serment à se céder alter­nativement la prépondérance [1]. Notre monde actuel [2] est celui où la Haine progresse ; du sphaeros se sont séparés d’abord l’air qui l’entoure comme une atmosphère, puis le feu, qui s’est porté à la plus grande hauteur, puis la terre, et de la terre a jailli l’eau ; dans un des hémisphères célestes le feu est prépondérant et p.69 il produit la lumière du jour ; dans l’hémisphère nocturne, il n’y a au milieu d’une masse d’air obscur que des traces de feu [3]. Le soleil et la lune ne sont pas au reste des masses ignées. Empédocle sait que la lune ne fait que refléter la lumière du soleil et il connaît la véritable cause des éclipses et la nature de la nuit qui n’est que l’ombre de la terre ; la lune, masse d’air conden­sée, renvoie la lumière comme les miroirs de verre qui com­mencent à se répandre en Grèce au Ve siècle [4]. Empédocle applique, d’une manière d’ailleurs obscure, cette théorie spec­taculaire au soleil ; le soleil est un reflet de l’hémisphère igné sur le ciel [5]. La génération actuelle des animaux par l’union des sexes qui a succédé à un état primitif d’androgynie est un autre témoignage du progrès de la Haine [6]. A ce tableau de notre monde, Empédocle oppose une esquisse, d’ailleurs vague, du monde où progresse l’Amour, et de la génération de créatures nouvelles par l’union ; à cette phase se rapporte la description de ces membres solitaires errants qui cherchent à s’unir, têtes sans cou et bras sans épaules, et dont l’union donne d’abord naissance aux monstres les plus étranges, bœufs à face d’hommes ou hommes à têtes de bœufs [7].

Le physique d’Empédocle est, par ailleurs, riche en explica­tions physiologiques de détail ; la doctrine des quatre éléments donne naissance à une école médicale, connue par le nom de Philistion ; les propriétés de ces éléments, le chaud du feu, le froid de l’air, l’humidité de l’eau, le sec de la terre sont considérées comme les forces actives dont une certaine combinaison dans l’organisme produit la santé, le degré d’intelligence et les divers tempéraments ou caractères [8]. Une théorie importante, dont on voit mal le lien avec le reste est celle de la perception p.70 extérieure ; des effluves émanent des êtres et viennent rencon­trer des pores placés dans les organes des sens ; s’il y a la corres­pondance convenable, l’effluve y pénètre et la perception se produit. La vision (idée que Platon reprendra dans le Timée) est produite par la rencontre entre l’effluve qui vient de la lumière extérieure et le rayon igné qui émane du feu contenu dans l’œil [9].

Empédocle n’est pas seulement un physicien ; il se donne aux Agrigentins comme un prophète inspiré qui, couronné de ban­delettes, sait les guérir et leur enseigne l’origine et la destinée de l’âme et les purifications nécessaires. Empédocle est de la lignée des orphiques et des pythagoriciens. Il croit à la trans­migration des âmes en des corps d’animaux, et fonde sur cette croyance le précepte de l’abstinence de la chair. Il sait que l’âme est un démon, et que la suite de ses vies mortelles est une expia­tion qui doit durer trente mille ans, pour un crime, meurtre ou parjure, qu’elle a commis ; la terre est la caverne, le pays sans joie où sont la mort et la colère [10]. On ne voit pas très bien le lien de cet enseignement religieux avec la cosmologie ; ne doit‑on pas remarquer cependant le rapport qu’il y a entre le pessimisme d’Empédocle et sa croyance que la phase actuelle de l’histoire du monde est dominée par la Haine ?

 


[1] Frag. 16, 17, 26 ; sur la sphère, 27, 28.

[2] Comme le montre BURNET, Aurore, p. 267.

[3] AÉTIUS Placita, II, 6 3 ; PLUTARQUE, Strom. (DIELS, Doxographi, 582).

[4] Frag. 45 à 48 ; cf. KAFKA, Zur Physik des Empedokles, Philologus, vol. 78, p. 283.

[5] PLUTARQUE, ibid.

[6] AÉTIUS, Placita, V, 19, 5 ; cf. BIGNONE, Empedocle, p. 570.

[7] Frag. 35, 61.

[8] GALIEN, Œuvres, éd. Kuhn, X, p. 5 ; fragments de Philistion dans WELLMANN Fragmentsammlung der griechischen Aerzte, vol., I, 1901.

[9] THÉOPHRASTE, De sensibus, § 12 (DIELS, Dox., 502.)

[10] Frag. 112 à 148 que l’on rapporte à un poème différent du premier et intitulé Purifications,

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